Quand j’ai lu La Bête Humaine pour la première fois, j’avais vu le film de Renoir, je connaissais l’intrigue, et croyais en saisir les problématiques. Beaucoup de gens se souviennent, dans cette histoire, du train, évidemment, et pensent y trouver une peinture des moeurs dans le milieu ferroviaire de la fin du 19ème siècle. Ce roman part probablement de là, mais dépasse tant et tant cette dimension qu’elle semble parfois n’être plus qu’un prétexte. La Bête Humaine, c’est, pour moi, un immense roman de désir et de mort, une observation fascinée de la violence, de la bestialité, de la pulsion. C’est l’histoire de la nature humaine élevée au rang de mythe, et orchestrée par la mécanique infernale du train, qui, aiguillé sur les voies du naturalisme, ne tarde pas à dérailler dans le symbolisme, le fantastique et la tragédie. Gilles Deleuze, dans sa préface à La Bête Humaine, soutient que « le génie des naturalistes est cinématographique », et « certainement pas du théâtre ».
Mais en même temps, au sujet du film de Renoir, il s’interroge :
[…] pourquoi Renoir a-t-il évité la vision de Lantier sur la voie, vision instantanée, indéterminée, d’autant plus rigoureuse avec cette indétermination, du meurtre dans le train qui passe à toute vitesse ? Pourquoi a-t-il substitué à cette scène un Lantier qui est lui-même dans le train, et qui voit seulement passer dans le couloir le couple assassin, donc un Lantier qui conclut que les Roubaud sont coupables, au lieu de le savoir « instinctivement », par cette vision à la fois certaine et indéterminée ? On peut penser que Hitchcock, si peu « naturaliste », n’aurait pas évité une telle scène.
La réponse se trouve dans la question ! C’est justement parce qu’Hitchcock est « si peu naturaliste » qu’il aurait pu mettre en scène ce passage sublime, qui déborde largement le cadre du naturalisme pour se faire apparition fantastique, intuition dramatique, épopée tragique enfin. Et l’adaptation théâtrale, par la présence sensuelle des corps, l’abstraction spatio-temporelle et le brouillage sensoriel proposé par le travail sonore et lumineux, semble le matériau idéal pour en rendre compte.
Mais notre création ne se nomme pas La Bête Humaine, car si elle reprend ce pendant mythique du roman, et même les personnages et une partie de l’intrigue, elle est le fruit d’une interprétation très personnelle de l’oeuvre, une succession d’instants hors du temps, où les fantômes de cette histoire rejouent la farce du désir et de la destruction, pour essayer de comprendre, avec nous, pourquoi « l’Autre » et son corps sont toujours « instruments d’amour, instruments de mort » : ce qu’on désire toucher, serrer, pour étreindre… et parfois briser.
À l’époque de la rédaction de la Bête Humaine, au début de l’ère industrielle symbolisée par l’inhumaine locomotive, la question de l’ Autre prend une tournure nouvelle. Pouvons-nous tour à tour l’aimer et l’asservir ? Désirer son corps et l’utiliser, l’exploiter, le rendre moins sacré même que la machine ; symboliquement, l’abêtir et l’anéantir ?
Les drames intimes des personnages restituent allégoriquement ces problématiques universelles : Séverine est violée par Grandmorin, qui l’offre à Roubaud, qui tuera Grandmorin « à cause d’elle ». Elle est battue par Roubaud, qui l’offre à Lantier, qui voudra tuer Roubaud « à cause d’elle ». Enfin, ce dernier, ne pouvant ni l’offrir ni tuer « à cause » de quelque chose, mais dans l’unique but de « venger des offenses très anciennes dont il aurait perdu l’exacte mémoire », l’assassinera. Ce personnage, le plus travaillé par la pulsion de mort, sera le dernier à passer à l’acte : la conscience de sa propre « bestialité » le préserve plus longtemps de son assouvissement, mais le rend finalement plus atroce. Car, constat terrible, la bête humaine n’a finalement rien d’une bête, seul l’homme tue son semblable, et peut le tuer pour rien.
Les loups mêmes ne se mangent pas entre eux.