Note d’intention

   Dans un très beau passage du début du roman, Zola décrit le mari, Roubaud, et sa femme Séverine comme « las de frapper et d’être frappée » (p. 49) : ils ne sont que les pantins d’une histoire universelle qui les dépasse, fatigués de leur besoin de mourir, de voir mourir et de faire mourir. J’ai voulu construire ma pièce autour de cette idée de « séries », de répétitions de gestes et de séquences, dans une narration hors du temps, éternel recommencement de la pulsion de mort. Comme si chaque soir, nous espérions pouvoir répondre à la question de la condition humaine par autre chose que l’absurde. Comme dans un cauchemar, la pièce est une succession d’images et d’idées -dont la cohérence est plus globale que narrative- entrecoupées, parfois brutalement, par des noirs, tel l’esprit qui passe d’un rêve à l’autre.

   Je n’ai gardé que les personnages essentiels du roman, ceux qui incarnent le « noyau dur » du mythe : une comédienne sera Séverine, femme objet qui ne s’émancipe que dans la découverte de l’objectivation de l’autre, par le désir ou le meurtre ; une autre comédienne incarnera Flore, personnage « invincible » qui se détruira lui-même, et, pour compléter le triangle, un troisième comédien sera Roubaud et Lantier, deux expressions d’une même bestialité, les deux bourreaux successifs de Séverine, qui transformera sur scène son mari en son amant, dans une ultime tentative de passer d’une vie à une autre, quand elles ne sont que différents costumes d’un seul et même mal. Au milieu d’eux, une marionnette, tante Phasie. Un semblant d’être humain, parfois bien plus vivant que ses partenaires de chair et de sang. Décharnée, horrible, elle est le corps mourant, l’envers du décor, le double monstrueux des autres personnages, jeunes, beaux… et pourrissants.

   Le spectacle s’ouvre sur le personnage de Flore en train de se laver. Tout est calme, nous observons ce corps fort et fragile, ce corps qu’elle habille et quelle maltraite par habitude, la beauté de ce corps qui va tuer et disparaître. Une lumière blanche inonde le plateau, nous sommes dans la vie, dans le réel. Et puis, dans la scène suivante, le silence fait place à une chanson populaire rassurante, une femme un peu trop festive comble l’humeur absente de son mari, et peu à peu, la lumière baisse, la chanson déraille, la violence s’empare de la mise en scène,la musique laisse place auxbruits de mécanique de la locomotive, divinité moderne qui commente de sa voix inhumaine et universelle les violences individuelles…

   Le plateau est progressivement rattrapé par le clair-obscur, lumière du songe, de l’irréel, du symbolique. D’ailleurs, rien dans la scénographie n’est seulement esthétique : tout support, tout objet est présent pour une raison précise, pour concourir au mythe. Un coffre en est l’élément central, tour à tour table, lit, train éventré, symbole d’un lieu ou d’un autre selon son inclinaison. Il renferme tous les objets, tous les costumes de cette histoire « toujours déjà recommencée », qui s’accumulent sur scène comme autant de cadavres. Progressivement, les corps se retrouvent en contraste avec les ombres alentour, de plus en plus dévorantes. Absorbés par leur propre volonté, ils dansent, désirent et tuent sur ces morts, plutôt que de les voir enfin, de les comprendre enfin. Le monde extérieur, les repères, les autres s’évanouissent, pour laisser place au seul « moi », aveugle et destructeur. Et les gémissements de la locomotive, parfois à la limite du supportable, finiront par s’interrompre brutalement, pour laisser place à un silence final. A ce dernier moment, tous les objets seront soigneusement rangés dans le coffre, symbole du recommencement et de l’oubli.

   Et dans cette construction cyclique, qui va en se dégradant, les comédiens et leurs corps, parfois immobiles (corps maîtrisé), parfois dansants (pulsion libérée), s’attirent et s’angoissent. Ils nous confrontent à l’inaccessible intériorité de l’autre, celle que nous fantasmons pour échapper à la terreur de l’inconnu. Ils sont souvent perdus, éteints, sonnés, au milieu de pensées qui échappent. Ils ne coïncident pas avec l’urgence du reste de la mise en scène, comme s’ils étaient déjà moins vivants qu’elle, déjà las, déjà morts. Et c’est en cela que malgré leur violence, leurs calculs et leur aveuglement, nous avons pitié d’eux : ils sont l’incarnation de l’être humain en lutte contre lui-même.